à défaut de prendre des vacances.

A défaut de vacances.

Des fois, on ne peut pas se payer de vacances. Ça arrive à tout le monde, ce n’est pas dramatique, c’est comme ça, c’est tout.

Cette année, à la place de vacances, on s’est payé un mariage.

Donc voilà, tout va bien, on est contents, on s’est mariés, on a fait la fête, on a vomi, et réalisé qu’à notre âge putain, les cuites, c’est plus la même histoire pour récupérer.

Bref, pas de vacances.

Pour couronner le tout, il fait un temps de merde ici, c’est la folie. Genre il y a 3 semaines, on avait encore 15/16° pluvieux…. En plein mois de juin. Le manque de vitamine D, de chaleur, de soleil, de temps passé en plein air est terrible.

Donc, quand l’opportunité de passer une journée à faire un BBQ en famille, avec du soleil au rendez-vous s’est présentée…. On a dit oui, allez, c’est parti mon kiki, à fond les ballons.

Pour accentuer l’effet vacances, j’ai acheté de quoi faire des cocktails estivaux, et mon homme (mon MARI, pardon), s’est dit « Tiens, on va faire tout ça comme à la Portugaise ! Des sardines et du poulet en crapaudine mariné au paprika ».

Bon, allons-y.

Nous avons donc acheté des sardines surgelées, puisque le rayon poissonnerie n’en avait pas de fraîches.

Le lendemain,  on prépare le BBQ, dans la joie et la bonne humeur, je fais des petits pains maison, du beurre d’herbe, des épices et marinades, des salades et vinaigrettes, je sors des fromages et crudités, des boissons, et il y a de la joie et du rire, une jolie nappe, et des jeux d’enfants, de la famille qui s’affaire ici où là, et de la bière qui coule à flots.

Le feu brule, l’odeur est divine, et on se régale, à travers les rayons de soleil sur ma terrasse qui donne sur mon jardin potager, rempli de légumes qui poussent à défaut de murir.

L’effet « vacances » est bel et bien là.

Voici venu le moment de préparer les sardines.

Elles ont décongelé dans le frigo toute la nuit.

Et là, surprise : elles sont toujours pleines.

Pas vidées, pas nettoyées.

J’ai un doute, car je crois savoir que les sardines sont un des rares poissons qu’on peut cuire et manger sans les vider.

Ma belle famille ne sait pas. On demande à Google, chacun sur son smartphone.

Puis le verdict tombe : « Coco, dans le doute, vaut mieux les vider. ».

Bon.

Pourquoi moi ? Parce que déjà, sans même que je m’en rende compte, mes mains ont pris le dessus, et je tiens déjà une sardine ventre en l’air dans ma main gauche, un ciseau dans la droite, et j’ai un filet d’eau qui coule du robinet.

Y a des trucs qui s’oublient pas.

Coco, fille de chasseur, pêcheur, cueilleur.

J’ai grandi à la montagne, au bord de la rivière l’Ariège.

J’ai appris depuis le plus jeune âge les trucs de survie les plus basiques.

Chasser, pêcher, cueillir. Tuer, peler, vider. Préparer, conserver, consommer.

Mon papa avait un petit carnet pour la pêche. La veille de l’ouverture, il était tellement excité, tel un enfant, qu’il en dormait pas de la nuit. Il préparait et revérifiait tout son matos, ses nouveaux joujous.

Le lendemain, à 4h il était debout et prêt à y aller.

Dans son petit carnet, il notait toutes ses prises sur une saison.

Amour de la performance ? Vantardise ou esprit de compétition auprès des potes ? Fierté de nourrir sa famille ? Je sais pas.

Mais du premier jour au dernier jour de l’année où la pêche était ouverte, il pêchait, et notait toutes les truites qu’il attrapait, sur son petit carnet.

Je revois la musette en osier, et bandoulière kaki. Je sens cette odeur familière de fougères et de truites fraiches.

Elles sont belles. Les écailles sont comme des pierres précieuses.

Couchées sur leur lit de mort, leur lit de fougère, elles attendent que je fasse mon office.

Mon office, c’est de les vider, les laver, les emballer, les congeler, ou les faire cuire.

J’ai 8 ans, je suis en charge des truites.

Tous les jours, vider ces truites, et les congeler.

En bouffer au taquet. En offrir aux invités quand ils viennent.

Comme un don précieux. Et n’en est-ce pas un ? De belles truites, fraiches, à peine pêchées, congelées, prêtes à être consommées. Elles viennent de l’Ariège, une rivière encore relativement propre à l’époque. Les truites étaient encore partiellement sauvages et gouteuses. Un mets de luxe.

Je me dis que les invités pouvaient être contents, de repartir avec une poche de 12 truites congelées.

Surtout sans avoir à les vider avant de les faire cuire.

Je revois mes ciseaux, ils restaient toujours pas loin de l’évier. Le ciseau pour vider les truites.

Des fois elles étaient pleines d’œufs, et des fois, j’avais la nausée. Souvent, j’étais fière de montrer à mon papa que j’accomplissais à la perfection le travail qu’il demandait de moi.

Dans son petit carnet, les chiffres devenaient de plus en plus faramineux.  Il le sortait pendant les apéros interminables, et montrait ses performances à ses copains.

Je le voyais faire pendant que je servais le Ricard (que je servais dosé à la perfection là aussi, comme il m’avait appris) et distribuais des bières (aussi servies dans le verre, versées à la perfection sans faire trop de mousse, aussi comme il m’avait appris), à toute la clique.

Pendant des années, j’ai vidé des centaines et des centaines de truites. Je les ai aussi roulées dans la farine, et cuites et mangées, craignant ces foutues arêtes, qui, peu importe ton niveau d’expérience avec les putains de poissons viennent toujours se fourrer là où tu les attends pas.

Me voilà, 23 ans plus tard, une sardine dans une main, un ciseau dans l’autre, refaisant les mêmes gestes.

Je viens de me marier. Je suis maman. J’ai 35 ans bordel.

Et je suis quand même en état de choc.

C’est dans un espèce de ralenti, que j’effectue les gestes, sous les yeux de mes filles et de ma belle famille émerveillée par ce que je sais faire.

La dernière fois que j’ai fait ça, mon papa était toujours vivant.

J’en ai chié avec lui, toute ma vie trainé ce boulet, de ma vie, de ce que j’ai vécu gamine.

Evidement, y avait des trucs qui valaient la peine, de rares perles de connaissance, d’expérience, et malgré tout,  en bien ou en mal, ce que j’ai vécu avec lui, ca ne m’a pas détruite, mais construite.

Mais y  a des trucs… dont on voudrait bien prendre des vacances, et on peut pas.

Y a des trucs qu’on traine comme ça, qui ressurgissent, comme ça, qui te pètent à la gueule, comme ça.

Je suis peut-être trop sensible, trop à fleur de peau. Je fais bonne figure, j’essaie de pas ruminer, et puis, de toute façon, que pourrais-je faire pour changer le passé ? Rien.

Mais quand même, quand je vois tout ce que j’ai vécu, j’aimerais bien prendre des vacances.